EUROPIPE 2000

Dijon 7 et 8 octobre

Décidément, les fumeurs de pipes auront dignement marqué la dernière année du millénaire - ou la première du suivant, selon les différentes exégèses ! Quatre mois s'étaient à peine écoulés après le championnat de France de Lille qu'ils remettaient ça, en conviant pour l'occasion leurs compagnons de toute l'Europe au très attendu concours Europipe 2000. Un événement d'autant plus retentissant que l'appel à participation avait été lancé de partout, y compris par les moyens les plus modernes, puisque le communiqué de presse avait exploité une possibilité de diffusion originale, via l'internet.

C'est la ville de Dijon, haut lieu du bien-manger et du bien-boire à la bourguignonne, qui fut choisie pour accueillir ces joutes, qui se déroulèrent sur trois jours, du samedi 7 au lundi 9 octobre, le clou du spectacle étant bien sûr le concours lui-même, dans l'après-midi du dimanche ; même si, aux dire de certains, la promenade gastronomique du lundi ne fut pas à négliger non plus...

Car l'événement ne se limitait bien sûr pas à une épreuve contre la montre : c'était aussi l'occasion pour tous de partir à la découverte. En effet, les couloirs et les différentes salles du Palais des expositions de Dijon abritaient, en plus de la salle des affrontements, toute une exposition de pipes de collection, soit pour le plaisir des yeux, soit à la vente.

L'exposition, qui avait été inaugurée la veille en grande pompe par les représentants du CIPC, fit plus d'un heureux parmi les fumeurs, ou tout simplement les amateurs de beaux objets. Une collection de pipes du monde entier, dont certains modèles splendides, et une autre sur les pipes en terre firent le bonheur des érudits. On remarqua tout particulièrement les pipes très originales du fabricant espagnol Joan Soler Molina, qui nous arrivait de Catalogne. Leurs profils anguleux, massifs, n'étaient pas sans évoquer les formes allongées et noueuses des racines sauvages, et ont valu à leur géniteur plus d'un commentaire élogieux. Ce dernier n'était d'ailleurs lui-même pas avares de commentaires et d'explications, en français s'il vous plaît.

Cette tendance "racine" se retrouvait aussi quelques pas plus loin, au gré des couloirs de l'exposition, sur les stands de fabricants tchèques : Karel Krska présentait aux amateurs des pipes à l'allure étonnante, mi-racine, mi-écorce. Même si ces pipes ne sont sans doute pas les plus faciles à fumer, elles ont au moins le mérite d'accrocher le regard du visiteur, et de lui faire saisir la pluralité et la richesse culturelle de la pipe. Rajoutons, pour faire bonne mesure, Jademir, avec son extraordinaire assortiment de pipe en écume, et on comprendra que la vocation européenne de ce week-end pipier n'était pas un vain mot.

Bien sûr, les ténors de la pipe de Saint-Claude avaient répondu présents : les Chacom, Butz-Choquin, Genod présentaient tous leurs dernières créations. On a à cette occasion pu jauger de l'attirance croissante pour ces pipes à tuyaux bleu pastel, aussi bien dans les rayons des vendeurs qu'à la bouche des fumeurs. Un peu plus loin, discret mais toujours affable, Gerard Prungnaud arrivait du Gard pour présenter ses trop rares mais si agréables pipes en terre. Un seul regret : l'absence de Patrice Sebillo et ses pipes en morta.

Enfin, Bourgogne oblige, un stand présentait aux fines bouches quelques unes des meilleures spécialités de la région, dont l'incontournable moutarde Maille de Dijon, partenaire de la manifestation.

Bien que l'épreuve ne commençât que le dimanche en début d'après-midi, la plupart des participants étaient déjà arrivés à Dijon la veille. Le temps maussade n'ayant pas particulièrement incité à la promenade dominicale, les allées du palais des expositions étaient déjà bien remplies dès le matin. Il faut dire aussi que tous ces compagnons, bien souvent amis de longue date, et qui ont vu leur amitié se nouer autour d'une bonne pipe et d'une table copieusement garnie, n'auraient raté pour rien au monde le déjeuner concocté par le chef de l'hôtel Mercure, débauché pour l'occasion. Surpris devant une telle affluence de convives - plus de 170 personnes -, ce dernier ne s'en est pas moins acquitté de sa tâche avec tous les honneurs.

Mais il était temps de se préparer. Vers 14 heures, les derniers arrivants achevaient les dernières formalités d'inscription informatique. On remarquait notamment des Russes qui avaient réussi in extremis leur déplacement, malgré les habituels mais navrants tracas administratifs. Le président du Pipe-Club de Dijon, qui avait la lourde responsabilité de coordonner les opérations, parvenait à être partout à la fois : "il y a tellement à faire que je ne prend même le temps de manger", nous glissait-il en aparté, nerveux mais souriant. "Non, je ne concourrais pas", continuait-il, "je suis trop tendu pour ça. Depuis un an, je ne suis plus aussi bon qu'avant, car toute ma tête est prise par la préparation du concours. On a ici de très bons fumeurs, mais l'aspect convivial et ouvert reste le plus important. Et, ce qui est très intéressant, c'est qu'avec ces concours, on apprend à fumer mieux, plus tranquillement, la nicotine se fait moins nocive."

Alors que tout le monde se met en place, il est enfin possible d'établir de premiers chiffres : 347 participants, dont 36 femmes, en provenance de 17 pays, lesquels dépassent largement les frontières européennes, puisque l'on compte également des Russses, un Canadien, et trois Américains, en provenance de Philadelphie. A noter que les Russes et les Américains ont fumé pour la beauté du geste, le règlement, strictement européen, leur interdisait de concourir effectivement. Mais qu'importe ! Fumer la pipe est un geste universel, et, comme dit le sage, l'important, c'est de participer. On remarquait aussi une très forte présence de Tchèques : "c'est parce que la région de Bourgogne est jumelée avec la République Tchèque", nous expliquait le jeune André. Un pur représentant de cette journée, puisque ce lycéen dijonnais est lui-même Tchèque, et... membre du Pipe-Club de Dijon !

Chacun repère sa table et s'installe. On reconnaît les experts-fumeurs et les compétiteurs chevronnés à leurs costumes traditionnels. Chemises, gilets, bretelles ou chapeaux arborent toujours les broches, écussons et décorations qui font la fierté de leur propriétaire. Il est maintenant temps de remplir les feuilles de participation. Les élèves du BTS assistant trilingue du lycée Montchapet, reconnaissables à leur t-shirt Dijon-Ville ont été réquisitionnés pour faire les arbitres d'un jour, et s'affairent autour des tables, ramassent les fiches, distribuent le matériel à fumer, et surveillent d'un œil vigilant, tels leurs propres surveillants de collège, le déroulé correct des opérations.

Ca y est, la pipe du concours vient d'être distribuée. Aussitôt, une table de Hongrois la démonte, et l'affûte, telle une arme de guerre, avec une pointe de graphite, ceci afin, explique l'un d'eux, de pouvoir manipuler le tuyau plus facilement lors des moments cruciaux. La pipe du concours, d'une belle couleur noire et rouge profond, et ornée d'une bague aux couleurs de l'Europe, est l'œuvre de la Confrérie des Maîtres Pipiers de Saint-Claude. La distribution des allumettes (deux par personnes, comme le stipule le règlement) et des bourre-pipes se passe sans encombre, hormis quelques contestations, dûment constatées par un contrôleur à allumette qui remplace alors, avec le plus grand sérieux, les éléments litigieux.

Avant le déclenchement des hostilités, un discours inaugural de Gérard Derkse, président du CIPC, propose un audacieux parallèle entre le présent concours et les Jeux Olympiques de Sydney, et salue l'entrée de la pipe dans le nouveau millénaire. Suit un résumé des réflexions de la conférence de la veille, et de son message "porteur d'espoir" : "La pipe, l'avenir de l'homme ?" Annonce est aussi faite de la récente naissance du site internet du comité international des Pipe-clubs, à l'adresse cipc.pipes.org.

Dernière étape avant le lancement, la distribution du tabac et le bourrage. Les trois grammes réglementaires de Saint-Claude Confrérie offerts par Altadis, dûment malaxés et triturés, le bourrage pouvait se faire, dans un temps imparti de cinq minutes, comme toujours.

C'est vers 15 heures, finalement, que fut donné le coup d'envoi de la compétition. Pour le rédacteur de cet article, qui assistait pour la première fois à un tel événement, la première minute fut de loin la plus impressionnante. Quel plaisir d'entendre, au signal de départ, le sonore craquement de plus de trois-cent allumettes en même temps, et de voir tout ces nuages de fumée s'élever majestueusement de toutes les tables, et, dans une unisson parfaite, planer et se déployer en savantes volutes. Quelle surprise, également, d'assister pour la première fois de sa vie, à une hola de bourre-pipes, initiée par la table des Hongrois pour saluer le début du match, manière de signifier, en langage universel, "que le meilleur gagne".

Un sérieux monacal s'installait alors au Palais des Expositions de Dijon... Silence uniquement troublé par les tapotements des bourre-pipes sur les tables (pour purger la cendre), et par ceux qui débouchaient, déjà, quelques bonnes bouteilles de Bourgogne, tant il est vrai qu'une bouche sèche est une mauvaise fumeuse.

Pour certains, la partie aura été fort courte : une Hongroise, les larmes aux yeux, a dû déclarer forfait au bout d'à peine une minute, pour causes de difficultés à l'allumage. Dura lex, sed lex... Un de ses collègues, très sourcilleux, me demande de vérifier la fermeture d'une porte : avec sa fumée, il sent un courant d'air ! Certains couvent leur pipe comme un trésor, d'autres en scrutent le fond, à la recherche de la plus infime lueur de combustion, tandis que le public reste sagement rangé au fond de la salle, encourageant silencieusement ses chevaliers.

Au bout d'une heure, plus de la moitié des participants avaient déjà été éliminés, et avait rejoint la salle du banquet, dans laquelle la buvette et un groupe de musique folklorique, se chargeaient de remonter joyeusement l'humeur des troupes.

Quelques deux heures trente après le début du concours, ne restaient en course que quatre personnes : le Hongrois Tihadar Trubacs, le Tchèque Lubomir Cinka, l'Italien Aldo Martini, et le Suisse Jacob Herren. La concentration, la tension de ces fumeurs hors pair était palpable, chacun surveillant l'autre, tout en gardant un œil sur sa pipe. Mais quel dommage que les membres du jury aient dû plusieurs fois rappeler à l'ordre le public, dont les allées et venues et les bavardages déconcentraient les candidats...

A 2h 30' 19", le Hongrois jette l'éponge, suivi cinq minutes plus tard du Tchèque. Aldo Martini abandonne à 2h 49' 26", réalisant ainsi un très honorable deuxième score. La première place sur le podium revient donc à Jacob Herren, qui voit son dernier brin de tabac rendre l'âme 2h 53' 15" après le coup d'envoi, sous les applaudissements du public, et les embrassades de ses concitoyens.

Originaire du petit village de Bargen, en Suisse allemande, Jacob Herren est un vieux routard des concours : "Aujourd'hui, c'est la troisième fois que je remporte une coupe européenne. Avant c'était en 1992 et en 1996". Malgré sa nervosité, il se déclare "ravi d'avoir gagné", et remercie tout le monde pour la "gutte atmosphere", ainsi que ses amis de Dijon, ville qu'il connaissait déjà, pour raisons pipières notamment.

Comme toutes les bonnes choses, la remise des prix sut se faire attendre, de menus incidents informatiques venant mettre leur grain de sel, et semant même une petite zizanie quant à la première dame du concours. Heureusement, celle-ci, l'italienne Luciana Pincin, sut faire respecter son droit comme il se devait, et faire reconnaître son score de 1h 45' 24".

La remise des coupes fut l'occasion d'un grand défilé de drapeaux, et d'une mémorable poignée de main entre les Russes et les Américains, réunis autour du calumet de la paix. Quant aux équipes internationales, elles se virent offrir des paniers gourmands de chaque région de France, offert par leurs Pipe-Clubs respectifs.

Après la distribution des lots, il était temps pour tous de se séparer, non sans avoir promis de se revoir l'année prochaine, à Ascot en Angleterre, pour la Coupe Mondiale des Clubs 2001, organisée par le Pipe-Club de Grande Bretagne.

Nicolas Robaux

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